67.
— Éveille-toi en paix, puissance divine, implora le maître d’œuvre dans le silence du sanctuaire qu’éclairait une faible lumière.
Paneb sortit de son naos la statue de la déesse Maât, la parfuma, l’orna, la vêtit et lui offrit les essences subtiles des nourritures afin de conclure une fois encore le pacte entre la confrérie et l’univers divin, à l’aube d’une nouvelle création.
Les formules de connaissance prononcées, Paneb éleva Maât vers elle-même en présentant à la protectrice de la confrérie une statuette en or d’une coudée, façonnée dans la pierre de lumière.
Particulièrement bouleversé par ce qu’il venait de vivre, le colosse referma les portes du Saint des saints après avoir effacé toute trace de ses pas.
Éblouissant, le soleil naissait de la montagne d’orient. Et le doux sourire de Claire était, lui aussi, lumineux.
— Jamais je ne m’habituerai, lui avoua Paneb alors qu’ils sortaient de l’édifice ; comment un être humain peut-il rencontrer Maât sans disparaître sur-le-champ ?
— C’est ta fonction de maître d’œuvre qui communie avec la déesse, observa la femme sage. Confortons la présence de Maât en ce monde et rendons-le ainsi habitable.
Bientôt, le village serait presque désert, car chacun profiterait de la journée de repos accordée par Paneb pour effectuer des emplettes en vue de la grande fête de Ptah, le patron des artisans.
Pendant que son épouse achetait des étoffes sur un marché aussi coloré qu’animé, le traître faisait semblant de s’intéresser aux fines herbes que vendait une marchande dont le visage, savamment maquillé pour en modifier les traits, était en partie caché par une perruque lourde et grossière.
— J’ai bien reçu votre courrier codé, murmura le traître.
— As-tu progressé ? demanda Serkéta.
— Je pense connaître la cachette de la pierre de lumière, mais elle est très difficile d’accès, et je ne veux prendre aucun risque.
— Ne modifie pas ton attitude. Dans peu de temps, nous t’aiderons de manière plus active.
— Qu’avez-vous prévu ?
— Tu le verras bien. Pour le moment, nous avons un ennui.
— Je suis concerné ? s’inquiéta le traître.
— Non, rassure-toi ; mais il me faut un renseignement que toi seul peux me fournir et qui me permettra de résoudre cette difficulté.
Le traître donna satisfaction à Serkéta.
Turquoise avait appliqué sur sa peau des fards mélanges dans une coquille nacrée et s’était coiffée avec des aiguilles démêloirs et un peigne en bois aux dents fines avant d’utiliser un parfum que Paneb avait acheté au laboratoire du temple de Karnak. Il s’agissait d’un produit de synthèse[9], obtenu au terme de cinquante jours de travail et dont le mélange de senteurs rendait Turquoise encore plus attirante.
Il ne lui restait plus qu’à passer la longue robe rouge des prêtresses d’Hathor et à orner son cou d’un collier de perles en cornaline alternant avec des pendentifs qui représentaient des grenades.
Lorsqu’elle sortit de chez elle pour emprunter la rue principale en direction du temple, les villageoises les plus acerbes en restèrent muettes d’admiration. À quarante-sept ans, la beauté de Turquoise était éblouissante.
La superbe rousse ne fut pas la dernière à rejoindre la confrérie rassemblée devant le pylône, car l’épouse de Casa avait dû changer de robe au dernier moment à cause d’une bretelle défectueuse.
— Ipouy l’Examinateur et Ouâbet la Pure ont été chargés d’organiser la fête, annonça le maître d’œuvre ; ils vous indiqueront les différentes étapes de son déroulement qui s’ouvrira, comme de coutume, par un hommage à Ptah.
Ouserhat le Lion dévoila une impressionnante statue du dieu, enserré dans un vêtement blanc d’où sortaient ses mains tenant le pilier « stabilité » et le sceptre « puissance ». D’une seule voix, les artisans entonnèrent un hymne à l’harmonie de la création, suivi d’un concert donné par l’orchestre des prêtresses d’Hathor. Lyres, flûtes et harpes unirent leurs sonorités.
— La fête commence bien, jugea Karo le Bourru, mais on s’inquiète tous pour Thouty ; ne devrait-il pas être revenu de Nubie ?
— Vu le nombre de vérifications qu’il doit effectuer, il n’y a pas de quoi s’alarmer. Et n’oublie pas que Sobek est chargé de sa protection.
Rassurés, les artisans préparèrent avec entrain le premier banquet.
Alors que le soir tombait, ce fut Vilaine Bête qui donna l’alerte, aussitôt suivie de Noiraud. On approchait du village.
— Va voir, Nakht, ordonna le maître d’œuvre.
Par chance, le rituel de la fin du jour qui célébrait l’accomplissement du Grand Œuvre dont dépendait la sérénité de la confrérie venait de s’achever.
Nakht le Puissant courut jusqu’à la grande porte. Il revint quelques minutes plus tard, le visage radieux.
— C’est Thouty ! Il t’attend dans le bureau de Sobek. Paneb emmena avec lui la femme sage et le scribe de la Tombe.
— Tu voulais des certitudes, lui rappela l’orfèvre : nous en avons. Les mineurs nous ont plutôt mal reçus mais, quand j’ai révélé mon appartenance à la Place de Vérité, le ton a changé. J’ai pu vérifier les lingots, Sobek a interrogé les contrôleurs. Tout était en règle.
— Vous vous êtes donc intéressés aux transporteurs.
— Ce sont des soldats placés sous l’autorité directe du vice-roi de Nubie. Leur chef exclut toute manœuvre frauduleuse et il a tenu à venir jusqu’ici pour prêter serment devant Maât et rédiger une déposition. Si tu désires t’entretenir avec lui, il se trouve au deuxième fortin.
Ainsi, l’oie et le chien ne s’étaient pas trompés : ils avaient bien senti une présence inhabituelle.
— À qui a-t-il remis son chargement ? questionna Paneb.
— Au général Méhy en personne, répondit Sobek. Et un détail l’a étonné : au lieu de le livrer immédiatement à Karnak, le général l’a entreposé une journée entière sur la rive ouest. De plus, selon le témoignage d’un garde, on a vu Méhy pénétrer dans la réserve en compagnie de Daktair, le patron du laboratoire central.
— Daktair, un excellent chimiste...
— La conclusion s’impose d’elle-même, trancha Thouty le général a ordonné à son complice Daktair de fabriquer un faux lingot d’argent, et ils ont procédé ensemble à la substitution.
— Cela signifie que Méhy avait besoin de cette petite fortune pour soudoyer des sbires de manière occulte, avança Paneb.
— Ce trafic dure probablement depuis très longtemps, ajouta Sobek ; le général est un voleur et un corrupteur qui achète les consciences afin de maintenir son emprise sur Thèbes.
— Nous n’avons malheureusement aucune preuve concrète.
— Ce faisceau d’indices concordants ne suffit-il pas ? J’ai rédigé un rapport détaillé auquel s’ajoutent les divers témoignages recueillis.
— Tout converge vers Méhy, reconnut le scribe de la Tombe ; et n’oublions pas sa dernière tentative pour discréditer le maître d’œuvre.
— N’oublions pas non plus nos multiples soupçons, recommanda Sobek avec animosité ; ce voleur ne serait-il pas aussi un criminel ? Il faut le faire comparaître devant un tribunal et lui extorquer des aveux. Lorsque Méhy sera privé de ses prérogatives et face à ses juges, sa vraie nature se révélera : celle d’un lâche.
— Étant donné sa position éminente, précisa Kenhir, une seule personne peut donner l’ordre d’arrêter le général : la reine-pharaon Taousert.
— Je me rendrai demain matin au palais, promit Paneb, et je lui exposerai ce que nous avons découvert. Même alitée, elle saura prendre la bonne décision.
Pour la première fois depuis de nombreuses années, Sobek ressentit une certaine joie de vivre ; enfin, le général Méhy allait cesser de nuire !
Grâce à son insistance et à sa faculté de persuasion, le maître d’œuvre de la Place de Vérité avait franchi presque tous les obstacles. Il n’en restait plus qu’un : le médecin-chef du palais qui interdisait l’accès à la chambre de Taousert.
— Ce que je dois révéler à notre souveraine est de la plus haute importance, dit Paneb au praticien.
— Elle ne peut vous recevoir.
— Il s’agit de la sauvegarde de Thèbes, affirma le maître d’œuvre. Autorisez-moi à lui parler, docteur, ou bien vous serez jugé responsable d’un désastre !
— Il m’est impossible de vous aider, déplora le thérapeute.
— Pour quelle raison ?
— Sa Majesté est dans le coma et elle ne se réveillera pas.